Toujours étudié à l’école, Jacques Prévert est l’un des poètes français les plus populaires ainsi q’une figure du surréalisme et surtout des libertaires, prônant l’indépendance. Très engagé, Jacques Prévert n’a jamais été encarté à aucun parti, et revendique une liberté de penser indépendante de tout et tout le monde.
Paroles est un recueil de 91 poésies regroupées et publiées en 1946, dont « Inventaire », « Alicante » ou « Le jardin ». En raison de son succès, l’ouvrage est réédité de nombreuses fois et augmenté de plusieurs textes. Ponctué par l’humour et les sentiments du quotidien, le recueil se lit parfois comme une succession de calembours judicieusement placés, de lapsus absurdes et de jeux de mots. Recueil le plus lu de la littérature et de la poésie française, Paroles fait preuve d’un renouvellement perpétuel dont l’auteur semble sans cesse transformer la forme pour mieux en illustrer les thèmes et leur universalisme.
Malgré son ambition pluraliste pour plaire à la majorité des lecteurs, Paroles est aussi constitué de textes politiques et incisifs. Prévert dont l’ironie et la dérision font partie intégrante de l’imagination et l’écriture de l’auteur, fait preuve d’une critique acerbe de la guerre et de la violence étatique. Fortement marqué par la guerre et la colonisation, Prévert a le souci de montrer les atrocités sans fard pour marquer les esprits comme dans L’ordre nouveau, Barbara ou L’effort humain. Ainsi, de nombreux textes à l’instar de Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France manient l’ironie et le pamphlet. Prévert dénonce en effet sans vergogne pêle-mêle les nationalistes et va-t-en-guerre et autres bigots dans Le temps des noyaux et La crosse en l’air.
Paroles / 1946
L’effort humain
L’effort humain
n’est pas ce beau jeune homme souriant
debout sur sa jambe de plâtre
ou de pierre
et donnant grâce aux puérils artifices du statuaire
l’imbécile illusion
de la joie de la danse et de la jubilation
évoquant avec l’autre jambe en l’air
la douceur du retour à la maison
Non
l’effort humain ne porte pas un petit enfant sur l’épaule
droite un autre sur la tête et un troisième sur l’épaule gauche avec les outils en bandoulière et la jeune femme heureuse accrochée à son bras
L’effort humain porte un bandage herniaire et les cicatrices des combats livrés par la classe ouvrière contre un monde absurde et sans lois
L’effort humain n’a pas de vraie maison il sent l’odeur de son travail et il est touché aux poumons son salaire est maigreses enfants aussi
il travaille comme un nègre
et le nègre travaille comme lui
L’effort humain n’a pas de savoir-vivre
l’effort humain n’a pas l’âge de raison
l’effort humain a l’âge des casernes
l’âge des bagnes et des prisons
l’âge des églises et des usines
l’âge des canons
et lui qui a planté partout toutes les vignes
et accordé tous les violons
il se nourrit de mauvais rêves
et il se saoule avec le mauvais vin de la résignation
et comme un grand écureuil ivre
sans arrêt il tourne en rond
dans un univers hostile
poussiéreux et bas de plafond
et il forge sans cesse la chaîne
la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne
la misère le profit le travail la tuerie
la tristesse le malheur l’insomnie et l’ennui
la terrifiante chaîne d’or
de charbon de fer et d’acier
de mâchefer et de poussier
passée autour du cou
d’un monde désemparé
la misérable chaîne
où viennent s’accrocher
les breloques divines
les reliques sacrées
les croix d’honneur les croix gammées
les ouistitis porte-bonheur
les médailles des vieux serviteurs
les colifichets du malheur
et la grande pièce de musée
le grand portrait équestre
le grand portrait en pied
le grand portrait de face de profil à cloche-pied
le grand portrait doré
le grand portrait du grand divinateur
le grand portrait du grand empereur
le grand portrait du grand penseur
du grand sauteur
du grand moralisateur
du digne et triste farceur
la tête du grand emmerdeur
la tête de l’agressif pacificateur
la tête policière du grand libérateur
la tête d’Adolf
Hitlerla tête de monsieur
Thiersla tête du dictateur
la tête du fusilleur
de n’importe quel pays
de n’importe quelle couleur
la tête odieuse
la tête malheureuse
la tête à claques
la tête à massacre
la tête de la peur.


Familiale
La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu’est-ce qu’il trouve le fils ?
Il ne trouve rien absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père fait des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière.

Le temps des noyaux
Soyez prévenus vieillards
soyez prévenus chefs de famille
le temps où vous donniez vos fils à la patrie
comme on donne du pain aux pigeons
ce temps-là ne reviendra plus
prenez-en votre parti
c’est fini
le temps des cerises ne reviendra plus
et le temps des noyaux non plus
inutile de gémir
allez plutôt dormir
vous tombez de sommeil
votre suaire est fraîchement repassé
le marchand de sable va passer
préparez vos mentonnières
fermez vos paupières
le marchand de gadoue va vous emporter
c’est fini les trois mousquetaires
voici le temps des égoutiers
Lorsque avec un bon sourire dans le métropolitain poliment vous nous demandiez deux points ouvrez les guillemets
descendez-vous à la prochaine
jeune homme
c’est de la guerre dont vous parliez
mais vous ne nous ferez plus le coup du père
Françaisnon mon capitaine
non monsieur un tel
non papa
non maman
nous ne descendrons pas à la prochaine
ou nous vous descendrons avant
on vous foutra par la portière
c’est plus pratique que le cimetière
c’est plus gai
plus vite fait
c’est moins cher
Quand vous tiriez à la courte paille
c’était toujours le mousse qu’on bouffait
mais le temps des joyeux naufrages est passé
lorsque les amiraux tomberont à la mer
ne comptez pas sur nous pour leur jeter la bouée
à moins qu’elle ne soit en pierre
ou en fer à repasser
il faut en prendre votre parti
le temps des vieux vieillards est fini
Lorsque vous reveniez de la revue
avec vos enfants sur vos épaules
vous étiez saouls sans avoir rien bu
et votre moelle épinière
faisait la folle et la fière
devant la caserne de la
Pépinièrevous travailliez de la crinière
quand passaient les beaux cuirassiers
et la musique militaire
vous chatouillait de la tête aux pieds
vous chatouillait
et les enfants que vous portiez sur vos épaules
vous les avez laissés glisser dans la boue tricolore
dans la glaise des morts
et vos épaules se sont voûtées
il faut bien que jeunesse se passe
vous l’avez laissée trépasser
Hommes honorables et très estimés
dans votre quartier
vous vous rencontrez
vous vous congratulez
vous vous coagulez
hélas hélas cher
Monsieur
Babylasj’avais trois fils et je les ai donnés
à la patrie
hélas hélas cher
Monsieur de mes deuxmoi je n’en ai donné que deux
on fait ce qu’on peut
ce que c’est que de nous…
avez-vous toujours mal aux genoux
et la larme à l’œil
la fausse morve de deuil
le crêpe au chapeau
les pieds bien au chaud
les couronnes mortuaires
et l’ail dans le gigot
vous souvenez-vous de l’avant-guerre
les cuillères à absinthe les omnibus à chevaux
les épingles à cheveux
les retraites aux flambeaux
ah que c’était beau
c’était le bon temps
Bouclez-la vieillards
cessez de remuer votre langue morte
entre vos dents de faux ivoire
le temps des omnibus à cheveux
le temps des épingles à chevaux
ce temps-là ne reviendra plus
à droite par quatre
rassemblez vos vieux os
le panier à salade
le corbillard des riches est avancé
fils de saint
Louis montez au ciella séance est terminée
tout ce joli monde se retrouvera là-haut
près du bon dieu des flics
dans la cour du grand dépôt
En arrière grand-père en arrière père et mère en arrière grands-pères en arrière vieux militaires en arrière les vieux aumôniers en arrière les vieilles aumônières la séance est terminée maintenant pour les enfants le spectacle va commencer.


Alicante
Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie.
Le Jardin
Des milliers et des milliers d’années
Ne sauraient suffire
Pour dire
La petite seconde d’éternité
Où tu m’as embrassé
Où je t’ai embrassèe
Un matin dans la lumière de l’hiver
Au parc Montsouris à Paris
A Paris
Sur la terre
La terre qui est un astre.

Inventaire
Une pierre
deux maisons
trois ruines
quatre fossoyeurs
un jardin
des fleursun raton laveur
une douzaine d’huîtres un citron un pain
un rayon de soleil
une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d’honneurun autre raton laveur
un sculpteur qui sculpte des napoléon
la fleur qu’on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles
un strapontin
deux filles de joie un oncle Cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de
Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets
Henri IV
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur
âgé
une Victoire de samothrace un comptable deux aides-
comptables un homme du monde deux chirurgiens
trois végétariens
un cannibale
une expédition coloniale un cheval entier une demi-
pinte de bon sang une mouche tsé-tsé
un homard à l’américaine un jardin à la française
deux pommes à l’anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon
d’acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d’inattention
et…cinq ou six ratons laveurs
un petit garçon qui entre à l’école en pleurant
un petit garçon qui sort de l’école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d’instruction en vacances
assis sur un pliant
un paysage avec beaucoup d’herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau
marengo
un soleil d’austerlitz
un siphon d’eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre
une échelle de corde
deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille
et une nuits trente-deux positions six parties du
monde cinq points cardinaux dix ans de bons et
loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de
la main dix gouttes avant chaque repas trente jours
de prison dont quinze de cellule cinq minutes
d’entracteet…
plusieurs ratons laveurs.
Bio

Jacques Prévert nait le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine dans une famille de petits bourgeois. Il a été élevé dans l’amour de la littérature et du théâtre, que ses parents affectionnaient particulièrement. Il s’ennuie rapidement dans ses études, et abandonne son éducation à l’âge de 15 ans. C’est à l’occasion de son service militaire à Istanbul qu’il rencontre Marcel Duhamel, qui lui permet d’intégrer les cercles littéraires de l’époque. A leur retour à Paris, Marcel héberge Jacques dans l’hôtel familial, au 54 rue du Château. L’endroit devient rapidement le quartier général des penseurs surréalistes qu’il rejoint en 1925, Raymond Queneau en tête, qui y logent gratuitement et s’adonnent à des « cadavres exquis » (jeu d’écriture collectif) enflammés. Mais Jacques Prévert n’est pas un homme de meute, et il refuse de se laisser affilier au groupe des surréalistes, notamment en raison de ses conflits avec André Breton.
Au début des années 1930, il crée le collectif théâtral Octobre, célèbre pour ses interventions parmi les ouvriers en grève, et notamment chez Citroën. Le groupe est invité aux Olympiades de Moscou et reçoit le premier prix avec « La bataille de Fontenoy ».
Jacques Prévert s’oriente ensuite naturellement vers l’écriture de scénarios pour le cinéma, notamment pour son ami Jean Renoir. Il sera l’auteur des films les plus célèbres des années 1930 et 1940, comme « Le Crime de Monsieur Lange« , ou « Les Enfants du paradis » de Marcel Carné. ou « Quai des brumes »
Réalisé pendant l’occupation à Nice, le dernier film de Marcel Carné et de Jacques Prévert, « Les enfants du paradis« , est une fresque qui se déroule dans le milieu artistique parisien entre 1840 et 1847, là où se regroupent tous les théâtres populaires de la capitale : le boulevard du Crime. Arletty, Pierre Brasseur et Jean-Louis Barrault interprètent des comédiens de quartier qui, pour certains, ont réellement existé. « Les Enfants du Paradis » séduira largement le public français.
On lui doit « Paroles » en 1945« , « Contes pour enfants pas sages » en 1948.
Jacques Prévert décède le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite en Normandie. Il est emporté par un cancer des poumons dû à la cigarette dont il a beaucoup abusé.
