Almodovar est le grand cinéaste espagnol de la fin du vingtième siècle. Il perpétue la malédiction du cinéma de la péninsule, qui veut qu’un seul grand réalisateur (Luis Buñuel, Carlos Saura) émerge par génération. Au-delà, point de salut. Vision floutée de la création cinématographique espagnole ou simple constat ?
Au début des années 80, quand toute une génération de cinéastes ressent l’impérieux besoin de dire la dictature franquiste, Almodovar, en rupture, raconte une Espagne en pleine mutation, envahie par le désir compulsif de goûter à tous les plaisirs qu’on lui avait confisqués.
Le jeune Almodovar, né en 1949 à Calzada de Calavatra, petit village de la Mancha, fait ses premiers pas à Madrid au début des années 70. Il a l’intention d’entrer à l’école de cinéma mais Franco vient d’ordonner sa fermeture. Qu’à cela ne tienne, Pedro achète une caméra super 8 et se lance dans la réalisation de courts-métrages. A cette époque, le jeune réalisateur n’a pas encore choisi totalement sa voie. Il multiplie les participations en écrivant des scénarios pour le théâtre ou des billets d’humeur pour des magazines. Il est au cœur de l’effervescence culturelle madrilène que l’on appellera, quelques années plus tard, la Movida.
















Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980), son premier long métrage, malgré le scandale qu’il suscite est un grand succès. Sur le ton de la comédie corrosive, Almodovar fait jouer à Carmen Maura (qui deviendra l’une de ses actrices fétiches) le rôle d’une ménagère qui, malgré elle, découvre un monde libertin dans lequel elle se complait. Le carcan du « cinéma souvenir » est rompu. Dans ce film, l’absence du rappel à la dictature colle aux aspirations de la société espagnole. L’oubli est de rigueur. Il faut à tout prix éviter de faire le procès du franquisme de peur de réveiller le spectre de la Guerre civile. Pour Almodovar, cette amnésie délibérée est la plus belle revanche que l’on puisse faire sur ces années de plomb.
Mais cette rupture avec le passé est loin d’être le seul aspect de la modernité du cinéaste. Les personnages qu’il met en scène sont tout aussi atypiques : des travestis, des bonnes sœurs, des junkies, des curés, des toreros, des homosexuels…. Et il est étonnant de voir comment cette ménagerie s’impose si simplement à nous et fait sens. C’est qu’au delà de l’aspect baroque, voire provoquant de ces personnages, la trame narrative plonge dans des répertoires classiques du cinéma. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), comédie noire sur la décomposition d’une famille, puise dans l’univers du néo-réalisme italien de De Sica et de Rossellini. La loi du désir (1987) et Matador (1988) révèlent le goût d’Almodovar pour les tragédies passionnelles dans lesquelles l’amour n’a de finalité que dans la mort. Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), inspiré de La Voix Humaine de Cocteau, est un vaudeville à la Feydeau, tout comme Kika (1993), qui dérive vers une fin perverse dénonçant le cynisme des médias. Talons Aiguilles (1991) utilise les ressorts du film policier pour mieux mettre en scène les relations d’une mère et d’une fille. Tout sur ma mère (1998) renoue avec les artifices du mélo, avec les plus classiques des récits familiaux, tout en apportant son lot d’excentricité et d’humour. Il en va de même pour Parle avec elle (2001), La mauvaise éducation (2003) ou Volver (2006).
Si Almodovar s’inspire de tout un pan de l’histoire du cinéma et des rouages classiques des mélodrames, il y ajoute une touche de complexité qui rend toujours vraisemblable des histoires invraisemblables. Il a tout particulièrement cette faculté à rendre compte avec justesse de la sensibilité féminine. Il éprouve d’ailleurs une profonde fascination pour le beau sexe, notamment dans sa capacité à feindre. Sa mère, qui était écrivain public, avait le don de transformer les lettres familiales qu’elle lisait à ses clients afin d’en atténuer certaines réalités difficiles. Elle lui a de cette manière montré comment la réalité avait besoin de la fiction pour être plus complète, plus vivable. Un principe qu’il n’a de cesse d’appliquer dans ses films et qui lui permet de conjuguer les contraires avec aisance.