Fils d’un designer, Joon-ho Bong s’épanouit d’abord au ciné-club de l’université de sociologie de Yonsei à Séoul avant d’étudier le cinéma à la Korean Academy of Film Arts. Démontrant déjà ses talents de cinéaste, son film de fin d’études est sélectionné aux Festivals de Vancouver et de Hong Kong. Fort de ses débuts internationaux, il tourne son premier long métrage en 35mm, Barking Dog, où son humour empreint de sarcasme le révèle auprès de l’industrie cinématographique coréenne. C’est toutefois grâce au thriller Memories of Murder, sur l’affaire non résolue du premier tueur en série coréen, qu’il connait un véritable succès commercial et critique dépassant alors les frontières de son pays.
Il confirme son talent en 2006 avec The Host, où il mélange habilement le film de monstre, la chronique familiale et la comédie satirique. Egalement teinté de réflexion écologique, The Host est présenté à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs et consolide au passage la renommée internationale du réalisateur. Une renommée qui le permet de participer au triptyque Tokyo ! en 2008 dans lequel il offre sa vision de la mégalopole japonaise aux côtés de cinéastes confirmés comme Leos Carax et Michel Gondry.
Joon-ho Bong nous offre ensuite Mother, le touchant portrait d’une mère tentant de prouver l’innocence de son fils. Projeté à Cannes dans le cadre de la sélection Un Certain regard, le film bénéficie d’un bel accueil critique. Prouvant une nouvelle fois son éclectisme, il se penche dès lors sur La Transperceneige, l’adaptation de la bande dessinée post apocalyptique créée par les Français Jacques Lob et Jean-Marc Rochette. Pour ce projet ambitieux, il s’entoure d’un autre grand nom du cinéma coréen s’imposant autant en son pays qu’à l’étranger : Park Chan-wook, qui assure le rôle de producteur.
Filmographie

Bong Joon Ho’s Touch
Il a réinventé le polar avec Memories of Murder (2003), sublimé le film de monstre écolo avec The Host (2006), politisé le blockbuster de SF avec Snowpiercer (2013)… et le voilà couvert d’or à Cannes pour Parasite. Régal pour les puristes tout en restant accessible au grand public, comme jadis Pulp Fiction (autre rare palme d’or bien pop), ce thriller virtuose va marquer à coup sûr l’explosion mondiale du cinéaste coréen de 49 ans, qui décoche un nouveau coup de pied dans la fourmilière. Distributeur de ses films en France, Manuel Chiche, l’opiniâtre patron de la minuscule et vaillante structure The Jokers, devenu ami proche de Bong Joon-ho, savoure légitimement le fabuleux destin cannois de Parasite : « C’est le film d’un réalisateur au sommet de son art et de sa maîtrise à mixer tous les genres au sein d’un objet unique, tout en s’arc-boutant sur son obsession majeure, la lutte des classes. On vient de vivre en France six mois où les gens sont descendus dans la rue tous les samedis contre la fracture sociale, je pense que Parasite et son message de solidarité va forcément toucher du monde. »
Dans ce septième long-métrage, sorti ce mercredi dans 200 salles hexagonales, le réalisateur suit la lente infiltration d’une famille riche de Séoul par une famille pauvre, qui profite de la naïveté de ses hôtes fortunés pour se substituer méthodiquement à ses employés de maison. Un grain de sable imprévu dans le plan bien huilé des intrus va déclencher un engrenage aux conséquences dévastatrices pour les deux clans. Satire sociale, comédie, drame familial, suspense, épouvante, étude de mœurs… Plus encore que les autres films du réalisateur, difficile de ranger cette nouvelle pépite dans une case précise. Admirateur de Spielberg, Clouzot, Chabrol (Que la Bête meure l’a beaucoup influencé pour Parasite) et du Coréen Kim Ki-young (dont La Servante est l’autre grande référence du film), Bong Joon-ho pétrit sans complexe une pâte nourrie d’innombrables ingrédients. Pour un non-initié, le résultat peut déstabiliser, tant ses films font surgir parfois sans crier gare un gag burlesque en plein milieu d’une scène dramatique ou bien alternent le grotesque, l’émotion et le suspense dans une même intrigue. « Observez bien l’arrière-plan de ses films, on y trouve souvent un détail décalé qui tempère le sérieux de la scène », analyse Manuel Chiche. « Son œuvre est à son image. Dans le privé, Bong a un côté sombre, on sent parfois chez lui des accès de déprime qui le poussent à la solitude. Mais il est aussi jovial et farceur et il veut toujours éviter la mièvrerie à l’écran. »;
Fan de chaos et de dérision, Bong Joon-ho aime quand le monde ne file pas droit et que les êtres sont faillibles. Fils d’une institutrice et d’un designer industriel, il a grandi sous la dictature et en a gardé d’indélébiles stigmates. Okja, sa curieuse comédie sur un énorme cochon génétiquement modifié : « La dictature militaire était toujours au pouvoir en Corée quand j’étais au lycée. La démocratie n’a été instaurée qu’en 1993 et mes amis et moi avons vraiment vécu ces bouleversements politiques. Les manifestations à la fac réprimées violemment, les gaz lacrymogènes, je les ai vécus. La violence m’angoisse parce que je l’ai vécue depuis l’enfance à l’école, où les professeurs battaient traditionnellement leurs élèves. » Une fibre contestataire et politique traverse de fait pratiquement tous ses films, avec la lutte des classes et un regard acéré sur son pays en leitmotiv : « Dans son premier film, Barking dogs, on a un couple dont le mari est un universitaire sans emploi et qui se fraiera un chemin dans la société via la corruption. Dans Memories of murder, derrière la traque d’un serial killer, Bong décrit la société coréenne sous la dictature des années 80. Dans Snowpiercer, les survivants de la glaciation sont répartis dans le train en fonction de leur classe sociale. Et dans Parasite, Bong se moque de cette nouvelle bourgeoisie tapageuse dans l’étalage de ses richesses et conductrice de 4×4, qui a émergé en Corée depuis une vingtaine d’années », résume Stéphane Du Mesnildot, journaliste aux Cahiers du cinéma et auteur du livre Memories of Murder, l’enquête. « Chaque fois, Bong souligne cet ascenseur social en panne et dans Parasite, les méchants veulent juste rétablir un certain équilibre, ils veulent juste travailler. »
La conscience écologique traverse tout autant Snowpiercer et son climat détraqué que la farce Okja et ses manipulations génétiques ou que The Host et sa créature marine nourrie aux déchets toxiques jetés par l’armée américaine dans la rivière Han. La famille est également au cœur du cinéma de Bong Joon-ho, dont un discret tatouage à l’intérieur de son poignet droit signifie « femme et fils ». Très proche de son père, mort en avril 2017 et auquel Parasite est dédié en filigrane, Bong raconte souvent la puissance du lien clanique, pour le meilleur et pour le pire : « Ce sont souvent des familles organiques, soudées malgré leur aspect dysfonctionnel, comme celle de The Host et de Parasite, dont chaque membre se complète pour devenir plus fort dans l’adversité. On trouve beaucoup de familles de ce modèle en Corée », commente Stéphane du Mesnildot. Les thématiques sociale et familiale n’ont certes rien de révolutionnaire au cinéma, mais la touche personnelle de Bong Joon-ho est de les avoir systématiquement fusionnées dans des intrigues complètement barrées et toujours inattendues.

Parfois, comme pour son chef-d’œuvre Memories of Murder, ce mélange bouillonnant produit carrément une œuvre formellement éblouissante, aux influences rayonnant jusqu’à Hollywood : « Memories of Murder, c’est vraiment Zodiac avant l’heure », souligne Stéphane du Mesnildot, « David Fincher a forcément vu le film avant de faire le sien. Certains plans de la première saison de True Detective le citent aussi ouvertement. » Inspiré d’une histoire vraie, Memories of Murder suit la traque obsessionnelle et infructueuse, dans la Corée de 1986, d’un serial killer par un flic de province et son confrère de la ville. Les suspects s’enchaînent, mais l’enquête piétine. Alternant constamment l’intimiste et le spectaculaire, à l’image de cette course-poursuite pédestre traversant des ruelles étroites pour finir dans une vaste carrière où le tueur s’est probablement infiltré parmi les ouvriers, ce (déjà) grand classique du polar évoque les cinémas d’Hitchcock et De Palma par son sens du détail et sa virtuosité. Mais surtout, Bong ose alors finir le film sur le triomphe du mal : au générique de fin, le coupable n’est toujours pas arrêté. Sous le vernis du suspense, on peut voir dans l’enchaînement des innocents injustement suspectés le regard de Bong sur le traitement par la dictature de ses opposants politiques.
Memories of Murder se termine par ailleurs par un poignant gros plan sur le visage du flic incarné par Song-Kang ho (son acteur fétiche, également à l’affiche de Parasite), rongé par le doute, le désarroi, mais aussi tant d’autres tourments qu’il nous appartient de décrypter. Un choix risqué, typique de la direction d’acteurs du cinéaste, basée bien davantage sur le corps et les regards que sur les mots. « Plus que ses dialogues, on retiendra de son cinéma certains plans inoubliables », concède Stéphane du Mesnildot qui valide pour sa part la parenté du cinéma de Bong avec celui du Spielberg des années 70, telle que l’avait souligné Tarantino en 2013 : « Bong Joon-ho vénère Spielberg, et d’ailleurs plusieurs plans de Memories of Murder rendent hommage aux Dents de la mer, comme lorsque la tête du tueur apparaît dans les champs tel l’aileron du requin. Ou comme ces policiers prêts à arrêter n’importe qui pour assurer qu’ils tiennent le coupable, à l’image des autorités d’Amity qui affirment avoir capturé le requin. » Drôle et émouvant, spectaculaire et minimaliste, social et divertissant, le cinéma iconoclaste de Bong Joon-ho est insaisissable comme le serial killer de Memories of Murder, et c’est aussi cela qui fait tout son prix. On croise les doigts pour que Parasite confirme en salle la reconnaissance définitive par le grand public d’un auteur qui n’a pas fini de bousculer la pop culture.